Il va être minuit et je quitte la grande place de la gare à Novossibirsk. Je pars quelques jours rencontrer Lioubov Arbatchakova et son mari Sacha dans une ville assez éloignée, au nom typiquement turcique, Tachtagol. On a envie d’ajouter « à la recrée », mais on ne le fera pas car je suis content de la résonance autochtone de ce nom.
C’est très difficile de communiquer avec vous en ce moment. Oui, tout le monde est tétanisé par l’initiative de Poutine qui a réussi à revêtir le costume du grand méchant qu’on lui tricote depuis belle lurette. Mais d’un autre côté, je ressens un grand découragement. Vraiment, on ne nous laissera jamais en paix. Vous, moi, les Russes, les Ukrainiens. Nous, peuples européens d’Eurasie. On ne nous laissera jamais en paix. Parce que, si nous nous réunissions à nous rassembler et à nous entendre, nous serions les plus forts. Alors on insinue des doutes dans nos failles, et les doutes commencent à nous tourmenter, comme une maladie. Des idées fixes, de ci, de là, qui s’exaspèrent et deviennent de plus en plus violentes. De mystérieux relais, motivés on ne saura jamais par quoi, attisent le feu, d’un côté comme de l’autre. Souvent il y a des ambitions cachées, l’un rêve d’une place en or, l’autre d’un gros chèque, le troisième d’une volonté de pouvoir ou tout simplement de se sentir exister. Et voilà que les combats ont commencé. Et puis bien sûr il y a celui qui s’est choisi le rôle du Grand Chef. Non, non, non, je ne parle pas de l’Ours, je parle de l’autre, celui qui s’asseillait sur une bombe atomique dans le film de Stanley Kubrick. Celui qui veut coûte que coûte garder la première place, et qui excelle à les faire se dresser les uns contre les autres, en glissant toujours des gros sous pour motiver les fourbes. Fussent-ils quelques petits renards contre un ours réputé redoutable et quelque peu coléreux. Et tant pis si les renards se retrouvent soudain seuls contre l’Ours ! Ils n’avaient qu’à être plus prudents ! L’essentiel, c’est qu’ils se neutralisent mutuellement ! Voilà ce qu'en pense le Grand Chef.
Oui, mieux vaut rester vague. Cela évite de se retrouver le nez collé à cette triste tragédie fratricide. Simplement, ce que j’ai du mal à supporter, c’est qu’on ne retienne qu’un méchant et qu’on gomme les autres. Car il y en a plein, des méchants, des opportunistes, des idiots qui ne voient pas plus loin que leur nez et leurs petits intérêts. Et tout cela mis ensemble, cela mène à la destruction d’un rêve de vie en commun et de paix. L’Homme que nous sommes, la plus intelligente des espèces, cet homme qui aurait quatre cent mille ans, reste un animal lamentable…
Et pourtant… Il aurait tout ce qu’il faut pour construire un monde qui a de la gueule, même avec des périodes où trop est demandé à la terre, aux énergies qu’elle nous donne. Des hommes intelligents se rassembleraient, analyseraient la situation, demanderaient des solutions à des ingénieurs et finiraient par choisir la solution incontestablement la meilleure pour tous. Une assemblée de sages qui n’auraient pas envie de gagner plus d’argent que le voisin car on leur aurait appris à se priver des velléités qui n’apportent rien d’essentiel, car on leur aurait appris à ne pas être envieux, vaniteux.
On le pourrait. Des sociétés pourtant primitives l’ont fait, et elles vivaient de façon durable, sans ressentir de frustration ni de volonté d’avoir plus. L’homme est capable de cela. Mais l’homme est fasciné par le déséquilibre, c’est sa nature. Alors il se déchire, prêt à tuer le voisin pour un tuyau de gaz, ou laisser tuer son voisin par son autre voisin, c’est toujours plus commode que de le faire soi-même. Et les voilà qui s’entretuent, les idiots presque de la même famille...
Ne me dites pas qu’il n’y a qu’un responsable. Il n'y a pas de gros méchant et de petits gentils. Si vous pensez cela c’est que vous n’avez pas cherché à comprendre et n’avez écouté que ceux qui vous mentent. Vous les croyez ? car vous ne comprenez pas pourquoi ils vous mentiraient ! Oui, pourquoi ils mentent, hein ? Pour les mêmes raisons que ceux dont on a parlé plus haut, le poste, l’argent, le pouvoir ou simplement exister…
Le bus s’enfonce dans la nuit. C’est un beau bus moderne, presque neuf. C’est rare ! C’est que nous allons vers Chéréguiech. Chéréguiech est l'une des plus grandes stations de ski de Russie. Alors, après la gare, on est allés à l’aéroport, pour aller chercher des gens qui peuvent venir de toute la Russie. Moi je ne vais pas à Chéréguiech, je vais à Tachtagol, juste un peu plus loin, mais dans les mêmes Monts de Chorie qui ont donné son nom à l’ethnie à laquelle appartiennent Lioubov et son mari : les Chors.
J'étais allé les rencontrer avec mon ami Vanya. C’est lui qui m’avait présenté Sacha, l'écologue. Je voulais le rencontrer car il travaillait dans un parc naturel et je voulais lui poser des questions en relation avec mon futur roman. Qui est en stand-by depuis cette époque. J’ai besoin de faire un voyage pour écrire la suite, et la réalité ne cesse de me mettre des bâtons dans les roues. Passons sur le Covid, passons sur cette guerre en Ukraine, passons, passons, allons voir Lioubov et Sacha…
Lioubov va me présenter son pays, son territoire. Elle est Chore, une ethnie du nord de l’Altaï. Ces gens qui ont vu les Russes arriver, s’installer, amener avec eux des ambitions, des intérêts qu’ils ne comprenaient probablement pas. En fait, il y avait en Altaï l’influence des Djoungars qui n’étaient pas très sympathiques et leur demandaient un lourd tribut. On m’a dit que les Djoungars utilisaient des fusils suisses… En fait les Djoungars ont été repoussés et les Russes sont restés. Lioubov raconte dans son autobiographie, publiée à la suite de mon roman «Blanches de Sibérie », comment les Russes les mettaient à l’école, pour leur apprendre à devenir des Russes. Elle se raconte enfant comme un petit animal sauvage, pas trop fait pour l’école, mais pourtant déjà terriblement sensible et terriblement intelligente. C’était l’école soviétique. Dans cette école, il y avait des institutrices bornées, parfois jusqu’à la barbarie, et d’autres d’une beauté et d’une gentillesse qui ne donnait envie que d’une chose : leur ressembler. Maintenant la petite sauvage est devenue une prof à l’université et elle travaille à la conservation de sa langue et de sa culture. En plus elle est peintre et elle a inventé un style qui lui ressemble. Elle a traduit cette année une version d’Alice au Pays des Merveilles. C’est une des intellectuelles qui comptent dans cette petite communauté et dans cette région : l’Oblast de Kemerovo. Donc il apparaît, a priori, qu’on puisse vivre en Russie tout en gardant sa différence et sans vivre comme un paria.
Alors je vais me diriger vers ce monde de paix et oublier la guerre et les crieurs à la panique. J’espère quand même secrètement que ces événements d’Ukraine ne dureront pas. Sans pour autant perdre cette inquiétude intérieure qui me dit qu’il y aura des guerres bien plus graves dans ce siècle. Car ceux qui ont pris l’habitude de la première place au monde vont tout faire pour la garder. Et ils n’épargneront personne. Qu’on se le dise…
Ces gens d’Altaï sont les aïeux des Indiens d’Amérique. Ceux là au moins ne se font pas (ou plus ?) la guerre. Alors partons pour quelques jours dans un monde qui ne nous rappellera pas celui des canons, tout en se trouvant en Russie. Cela m’évitera de penser à ce monde qui se ferme à nouveau…
Parti hier soir à 23:30, je suis arrivé ce matin à Tachtagol à 10h40. Avec ½ heure de retard. Sacha était reparti, il a fallu qu’il revienne me chercher. Le bus n’a pas cessé de se vider et se re-remplir. 30 minutes avant d’arriver à Chereguiesh, il était bondé. A Chereguiech, il s’est presque complètement vidé. Je l'ai dit, Chereguiech est une des plus grandes stations de ski de Russie. 10 heures : c’est l’idéal pour commencer une journée de ski. Je continue vers Tachtagol, le terminus, qui ne motive pas grand monde. Donc ce n'est pas vers le tourisme que je me suis dirigé. Pour moi, le tourisme git au sol comme un soldat mort...
Je me suis donc retrouvé dans un paysage de neige allègrement inondé de soleil. Sacha est ensuite arrivé et m’a conduit chez eux. J’ai compris que la première fois que je les avais rencontrés ils habitaient une autre ville, moins loin. Mais ils habitent toujours dans une ville minière, - on y reviendra.
A l’appartement j’ai retrouvé Lioubov et fait la connaissance de leur fils, Vadim, qui a dix ans. Un beau petit garçon chor, comme eux, et qu’ils couvent comme le font tous les parents un peu âgés. J’en sais quelque chose puisque j’en suis. Dès mon arrivée ils se sont mis à confectionner les « Pereks », aussi gros que les « Mantis », mais avec une autre forme. J’ai donc participé à ce qui est devenu une masterclass de cuisine. J’ai demandé à Vadim de me montrer la technique pour faire les si jolies dents des bords. Il m’a très bien montré ! A la fin je « commençais » à les faire correctement !!!
Ensuite nous avons parlé et bien sûr des événements en Ukraine. Tout le monde est navré qu’on en soit arrivé là. Était-ce vraiment nécessaire ? Qu’est-ce qui a poussé Poutine à faire ça ? Que se sont-ils dits avec Baïden ? Avec Macron, je comprends. Qui pourrait avoir confiance en Macron, il a montré qu’il pouvait mentir et changer d’avis sans aucune vergogne. Donc on en est arrivé là et personne ne me dira qu’il n’y a pas eu de causes. Les accords de Minsk n’ont pas été respectés et personne n’a sommé les Ukrainiens de les respecter. Aucun pays européen n’a poussé les Ukrainiens à respecter ces accords parce que les Américains n’avaient pas envie qu’ils les suivent. Parce que ces accords n’étaient pas de leur initiative. Ce qui veut dire que les dirigeants européens peuvent faire ce qu’ils veulent, les Américains n’en ont rien à faire. Et voilà pourquoi Poutine n’a pas écouté Macron. Car avant de vouloir parler il faut être crédible. Et s’il est intervenu comme ça, ce n’est pas parce qu’il est fou. C’est qu’il était à bout de patience. Il a tord peut-être. « L’impatience est le péché mortel de l’art » disait Maurice Blanchot. C’est peut-être la même chose avec l’art de la guerre, s’il en est un. Mais Poutine a par ailleurs montré que sa rapidité d’action pouvait être efficace. Seulement là, il touche un mythe : la guerre en Europe. Et en faisant cela il perd la communication de guerre. Et c’est aussi important que les armes. En tout cas, il m’enlève toutes les miennes, d’armes. Le touriste est mort pour un moment, et Sébastien, du site Alexandre de Russie m’a appelé ce soir pour me dire qu’il vit en grande partie avec des activités en dehors de la Russie. Sans Swift, il ne va plus pouvoir se faire payer et donc il ne peut plus payer les charges du site Alexandre de Russie. Il y a trois jours il me proposait de faire des articles sur tout un ensemble de régions de Russie. Boom tout est annulé…
Ma survie ici est toujours précaire et inquiétante. Heureusement Sebastien m’a payé mes derniers articles en m’annonçant la mauvaise nouvelle, ce qui me permettra de payer le billet du retour. Voilà où j’en suis…
Mais revenons à Lioubov, Sacha et Vadim. Après le délicieux petit déjeuner aux Pereks, le cousin de Lioubov est arrivé. Il a passé aussi son enfance à Anzass, comme Lioubov. On a parlé un peu du village. Il n’en reste rien et il est impossible d’accès. Difficile de penser qu’on a vécu dans un village qui n’existe plus. Et pourtant il n’y a pas eu de guerre.
Lioubov a décidé de m’offrir la peinture de la couverture de Blanches de Sibérie. Je suis trop content ! Nous avons fait une photo souvenir. Je n’ai pas pensé de mettre aussi le roman sur la photo. Dommage ! Pendant qu’ils parlaient ensuite avec le cousin, j’ai fait quelques photos des toiles de Lioubov. J’ai remarqué à quel point elle savait rendre ses toiles lumineuses. La photographie en donne un pâle reflet. Mais vraiment, les toiles suivantes ont une luminosité qui me fait penser à ce j’avais ressenti en voyant les toiles de Van Gogh. Certes, elle utilise des procédés moins sophistiqués que Van Gogh, mais l’effet en est quand même saisissant ! C’est une véritable vibration lumineuse qu’elle réussit sur certaines toiles. J’ai été impressionné par ce qu’elle m’a montré.
Dimension des toiles : 100x100 cm
Ensuite, nous sommes partis avec Youra, le cousin, chez le chaman Alexandre. C’est lui qu’on voit sur le clip que j’ai présenté pendant mes conférences. Arrivé dans une sorte de centre culturel, ou un foyer de travailleurs, j’ai fait la connaissance de celui qui m’a tout de suite déclaré qu’il n’était pas chaman. Certainement qu’il est préoccupé par les choses spirituelles. Il a essayé de se former au bouddhisme et même aux religions slaves, vieux chrétiens… Il chante aussi, il devait le faire en soirée mais en fait il n’est pas venu. En revanche il travaille le bois. Son atelier se trouve au rez-de-chaussée et nous sommes allés voir son travail en cours. Ce qu’il fait en majorité, ce sont des instruments, les dombra ou tanboor. C’est un descendant du luth, comme le saz turc. Mais lui n'a que deux cordes. Tous les peuples turciques l’utilisent, les Altaïens, les Mongoles, les kirghizes. C’est l’instrument des kaï-Tchi, que les lecteurs de Blanches de Sibérie connaissent. Mais Alexandre ne se dit pas non plus Kaï-Tchi. En fait, ce qui résume son propos, c’est qu’il n’existe plus de maîtres. Que ce soient les chamans, que ce soient les Kaï-Tchi. Les vieux sont partis et ils n’ont pas laissé d’héritier. Je vois quAlexandre a un goût pour une certaine stylisation, bien qu’il reste un artisan. Les deux ailes d’aigle qu’il a commencées sont d’une texture naïve, approximative. Il fait aussi des gris gris chors qu’il doit vendre à des magasins de souvenirs. Ensuite on m’a demandé si je pouvais dormir ici. Il m’a semblé comprendre que Sacha n’était pas trop enthousiaste que je dorme chez eux. Je comprends, leur appartement n’est pas fait pour cela, pas de portes entre toutes les pièces, et des pièces vraiment petites. Et puis je n’ai pas trop envie non plus, ici j’aurai un lit, un bureau et la paix pour écrire le soir. Ça me va, pour deux euros cinquante la nuit…
|
|
Plus tard je vais partir me promener, le long d’un chemin qui va me conduire sur les collines qui dominent la ville. On ne peut pas s’empêcher de penser au Jura. Ou peut-être les Vosges, ou les montagnes Choumava en République Tchèque. Beaucoup de chiens devant les maison qui tirent hystériquement sur leur chaîne en vous aboyant dessus les crocs dehors. Pas très agréable… Mais le paysage est en revanche très beau. Je croise un traîneau qui semble abandonné là. Où se trouverait le cheval qui le tirerait ?
J’aperçois la ville en contrebas. Dire qu’en 1963 il n’y avait qu’une dizaine de maison. La raison de ce développement, je la vois au loin : la mine. À droite je vois une grande usine surmontée d’une grande tour grise. Bien sûr dans une ville minière on peut vite repenser à une autre : le Dombass, ou la Lorraine. Toutes les mines fermées en Lorraine et une guerre pour une region de mines dans le Dombass. Je n’arrive pas à me réjouir de ce voyage. Ma tête est ailleurs. On verra demain, après une bonne nuit de sommeil…
C’est vraiment difficile d’écrire à propos d’autre chose que cette guerre qui continue. Je pense à ceux qui jouent les héros en envoyant de l’armement à l’Ukraine qui ne fera que prolonger le conflit, augmenter les victimes civiles et militaires, et augmenter les chances d’une guerre globale. Bravo ! Nous sommes pour la paix et nous mettons de l’essence sur le feu…
Ce qu’il faut, ce sont des idées pour sortir de cette crise en faisant en sorte que le maximum de personnes s’en sortent la tête haute. Merci à Jean-Luc Mélenchon pour en proposer une qui me semble bonne. La paix, cela s’obtient avec des idées et de l’intelligence, pas avec de l’héroïsme à quatre sous de ceux qui se croient devant un jeu vidéo : je mets plus d’armement, je prolonge mes vies. Non, je mets plus d’armement, je prolonge le temps de combat et la quantité de sang versé. Et peut-être une globalisation du conflit qui risque de détruire une partie de l’Europe. Bravo, bravo, bravo les héros !
Je me suis promis, en recommençant cette page de blog, que je m’en tiendrais à ce sujet. Le mien, celui de cette visite d’une région qui porte un curieux nom se terminant aussi par « Bass ». Koustbass est le nom de cette région de l’Oblast de Kemerovo. Cela ressemble à Dombass, - comment je vais réussir à m’en tenir à mon sujet…
Pourtant il le faut. Il ne faut pas que cette guerre envahisse tout le terrain, il faut encore pouvoir parler d’autre chose, même si sans cesse la pensée revient à cela… Et cette pensée : comment je vais réussir à tenir jusqu’à la fin de ces événements ? En tout cas je vous le redis. M’acheter un livre en cette période est un acte de solidarité. La guerre m’a enlevé une commande sur laquelle j’avais compté, et qui m’avait permis le risque de faire ce voyage. Mon compte dépasse le découvert autorisé, m’acheter un livre me sauve d’un accident bancaire avec mon compte français qui est vital en ce moment. Si vous avez un petit cadeau à faire, il ne vous coûtera que 24 ou 27 euros et il ne servira qu’à une œuvre de paix. Merci d’avance… (c'est ici)
Je me réveille pour un deuxième jour à Tachtagol. Je reçois des messages d’amis qui s’inquiètent. Merci les amis. Ils me demandent des nouvelles des événements. Je n’en ai pas, je suis à Tachtagol pour rencontrer Lioubov que je n’ai pas vue depuis octobre 2015. Pourtant nous avons réussi à faire un livre ensemble, Blanches de Sibérie, avec une peinture de Lioubov en couverture, quelques dessins et surtout un texte autobiographique à la suite de mon roman. Depuis longtemps Lioubov m’a invité à venir les voir, elle et son mari, ce qui serait l’occasion pour elle de m’offrir la peinture que j’ai mise en couverture du roman. Une belle histoire en fait, sauf qu’une guerre s’est déclenchée en même temps…
Je me réveille pour un deuxième jour à Tachtagol et Alexandre, qui n’est pas un chaman, vient me parler. Pourtant c’est de spiritualité qu’Alexandre vient me parler, et moi je sens qu’il aurait pu être un chaman. Autrefois, un chaman devait choisir un « élève ». Pour cela il devait trouver dans un enfant un certain type que lui-même, le chaman, était capable de percevoir. Un chaman n’est jamais un personnage comme un autre. Pour qu’il s’ouvre à la pénétration des esprits, il lui faut un profil particulier. Et moi je sens qu’Alexandre aurait pu faire un bon chaman. Il en a la sensibilité, on sent que la nature le traverse. Un chaman n’est pas un sage. Un chaman est un être qui doit permettre de laisser les esprits l’envahir pour sortir de lui-même et laisser s’exprimer sa nature primitive. Mais Alexandre regrette de n’avoir pas trouvé de maître. Le dernier chaman, qui était une femme, est morte dans les années 90… Alexandre a voulu se former à plusieurs religions, il joue du dombra et même les fabrique. Il ajoute à ses instruments un embout en forme de tête de chaman en transe, à moins que ce soit un esprit effrayant… Visiblement, en plus de ses activités spirituelles, c’est lui qui gère l’acceil de ce centre de travailleurs. J’ai remarqué que depuis ma fenêtre on voit les puits des mines, à environ cinq-cents mètres. Ces quelques hommes au visage creusé par les difficultés de la vie que j’ai croisés dans les couloirs, je sais maintenant que ce sont des employés de la mine.
Le confort dans cet endroit est relatif. Il y a une pièce cuisine, des toilettes, et même une douche. Mais ce sont des équipements bricolés, sans aucun soin, peu chauffés. Les toilettes n’ont pas de lumière au début. Le deuxième jour on a changé l’ampoule, sans doute pour prendre soin du Français. Autrement, pour ce qui est de ma chambre, c’est convenable. Alexandre m’a remis un chauffage d’appoint. Je m’en servirai notamment pour chauffer la pièce de la douche, vraiment froide. Je ne suis jamais contre vivre dans de tels endroits. On est moins cons quand on partage la vie des autres. Il faudrait que les conseillers européens aient l’obligation de partager quelques jours la vie des pauvres en Europe, cela les rendrait moins prétentieux et plus respectueux des peuples. Mais voilà, ils vivent dans une cour impériale dirigée, en ce moment, par son altesse l’impératrice Ursula Van der Leyden qui profite de la guerre pour s’improviser de nouveaux pouvoirs. Allons, allons, pourquoi pas ?
Chuttt, Philippe… On a dit qu’on n’en parlait plus…
Je suis donc allé retrouver Lioubov et Sacha, son mari. On prend un petit déjeuner ensemble et Sacha propose de m’accompagner au musée de la ville. Il faut savoir que la ville est divisée en deux parties. L’une est la plus ancienne, là où se trouve mon foyer de travailleurs et les mines. L’autre est la nouvelle ville. On trouve souvent en Russie des villes avec deux centres : Biïsk, Tomsk… Cela est souvent lié à une gare. A Tachtagol je ne sais pas vraiment. En tout cas le musée se trouve dans la partie nouvelle de la ville. Il faudra dix bonnes minutes en voiture pour y arriver, quarante minutes pour en revenir à pied.
Au Musée il y a déjà une « excursion », le mot russe pour visite guidée. Nous devons donc attendre dans la rue un certain nombre de minutes. Sacha m’accompagne pour me montrer un parc qu’il me conseille de visiter plus tard. En marchant nous parlons de la guerre. Et je remarque que son discours est assez proche de celui du gouvernement Ukrainien actuel. Poutine est un dictateur qui reproduit ce qu’a fait Hitler. Peut-être que nous sommes influencés par deux propagandes différentes ? Je ne suis pas de cet avis mais nous discutons. Il faut discuter. Mais je comprends Sacha. Il y a des milieux où il est facile à faire entrer une propagande de révolte. Sacha est d’origine chore, une ethnie locale. Les Russes sont venus occuper leur territoire. Il est facile de s’insinuer dans l’esprit de peuples dont on a occupé le territoire… Autant que mon niveau de russe le permet, je lui ferai entendre mon point de vue. En gros lui dire qu’il connaît sans doute l’Empire russe mieux que moi, mais qu’il ne connaît pas l’empire Américain comme moi je le connais. Des empires sont toujours prédateurs, mais l’essentiel, c’est qu’ils restent en paix. Car quand la paix est brisée, ce sont toujours les peuples qui prennent les coups. Et là, nous sommes dans une période où l’équilibre n’a pas été respecté et un empire est sorti de sa zone. Alors son pouvoir de nuisance va semer mort et destruction. L’autre empire va profiter de la situation, et justement celui dont on ne parle plus, qui s’est soudainement effacé. A travers l’Ukraine, à travers l’Europe, ce sont deux empires qui se combattent. Et ne me faites pas dire quel est le plus offensif, en dépit des apparences…
Nous revenons au musée. Je vais commencer la visite seul et le guide me rejoindra plus tard. Le musée est surprenant pour une si petite ville. Il est intéressant. D’abord, il a un très intéressant aspect ethnographique et présente le peuple chor dans ses objets du quotidien. Il semble que la collection ethnographique vienne du travail mené par P. Tcheleï et le photographe B.M. Kimeev, dans les années 70. D’ailleurs, on voit cette remarquable photo où l’on voit l’ethnologue avec la chamane dont m’a peut-être parlé Alexandre, dans le village d’Oust-Anzass. Elle ressemble aussi curieusement à celle dont parle Lioubov dans sa biographie !! Serait-ce la même ? Celle que son père faisait venir à la maison pour quelques consultations ?
D'ailleurs, en voyant une photographie faite dans les annees 70 d'une maison chore, je me suis souvenu de la description que m'avait faite une dame Koumandine et que j'ai reprise pour définir la maison de la grand-mère d'Olieça dans le roman Blanches de Sibérie.
Il y a des différences avec les peuples d’Altaï. Il semble qu’on ait ici un peuple sédentaire depuis une plus longue période qu’en Altaï. D’ailleurs ils me font davantage penser aux Koumandines qu’aux peuples du centre de l’Altaï russe ou du sud, lesquels ont un passé nomade beaucoup plus perceptible. Leur habitat n’a rien à voir avec les yourtes. Donc pas d’Ayïls à six faces, ancêtres de la yourte, comme en Altaï. Mais des maisons carrées avec une cheminée installée contre une des parois. C’est une spécialité des Chores. En Altaï le foyer est au centre, comme dans les yourtes, que ce soit dans les ayïls hexagonaux ou ceux en forme de tipis. En effet, chez les Altaïens, le foyer est toujours au centre et c’est l’ouverture au milieu du toit qui évacue les fumées. Ici c’est une sorte de poêle mural, construit en terre renforcée de paille. Cela signifie une symbolique totalement différente du foyer. Ici il semble être fonctionnel. En Altaï, le foyer central correspond à la symbolique turcique chamanique : le feu est le coeur de la symbolique mystique.
Cependant, comme on le voit beaucoup dans les peintures de Lioubov, il existait bien aussi des sortes de tentes qui ressemblent vraiment au tipi puisque cette photographie montre que, comme les amérindiens, les peaux pouvaient être utilisées pour ces tentes visiblement petites. Un ayïl en forme de tipi, que l’on trouve en Altaï, est totalement en bois et en écorces de bouleaux, et surtout, est beaucoup plus grand que ce que l’on voit sur la photo.
On trouve aussi un ensemble d’outils qui fait songer que ces peuples pouvaient être non seulement des éleveurs, comme les peuples nomades, mais aussi des cultivateurs. D’ailleurs on voit dans le musée plusieurs moulins à grains avec un mécanisme assez sophistiqué. Le guide m’en a fait une démonstration qui m’a beaucoup impressionnée. Le système altaïen et beaucoup plus primitif, comme s’il en était une pâle copie…
Et puis, bien sûr, on trouve, dans une vitrine, la représentation d’un chaman et quelques tambours de chamans, percés bien sûr (il faut percer le tambour du chaman pour le délivrer de l’emprise des esprits) – ce qui en attesterait de leur authenticité. Et qui signifie aussi que le chaman qui l’a utilisé est mort…
Le musée présente aussi quelques vitrines d’animaux locaux. Bien sûr les animaux à fourrures dont les chasseurs chores puis les trappeurs russes ont fait leur gagne-pain. Mais aussi le lynx, un joli écureuil volant et les chevrotins porte-musc ont retenu mon attention.
Enfin, le côté archéologique est aussi présent en la personne de ce que le musée dénomme « La Princesse Kabyrzine » Dans le sol rocheux a été trouvée une sépulture, dans laquelle se trouvaient les restes du squelette d'une femme et un riche attirail funéraire : un vase en argile orné, un étui de couteau en bronze, des perles en bronze et en pierre, un miroir et un torque (collier au raz-du-cou). Tous ces objets suggèrent que la femme était de famille noble et riche, c'est pourquoi la vitrine du musée la présente comme la "Princesse Kabyrzine".
Mon guide s’empressa de me dire que ce n’était pas une princesse mais une riche voyageuse, peut-être aussi une grande chamane qui serait morte en chemin. En tout cas il semble qu’elle ait été contemporaine des scythes, vu la similitude des artefacts. En l’absence du tumulus habituellement présent à cette époque, et avec des personnes pareillement ornées, on peut penser que cette femme avait dû être enterrée d’une façon plus rapide que les Scythes l’étaient, avec leurs kourgans (tumulus) qui devaient demander des mois de travail de finition.
La princesse ou non princesse Kabyrzine a été retrouvée auprès d’un lieu que l’on appelle la falaise des chamans. D’où une vénération, depuis, du lieu où elle a été découverte et pour sa dépouille présente dans le musée.
Sorti du musée, je suis reparti à pied et en passant visiter un parc que m’avait recommandé Lioubov. Pour y aller, je devais passer devant une eglise assez jolie qui etait en fait adjacente aau parc.
Il s’agit du parc où se trouve la liste des morts pour la victoire. Le parc est rendu accessible malgré plus d’un mètre de neige. Les allées ressemblent à des tranchées. Et au centre du parc se trouve une immense et impressionnante sculpture « La Chorie d’Or ». On y voit un colossal élan de bronze que surmonte une jeune femme de type asiatique, puisque c’est ainsi que sont les Chors, vous le savez. On dit que la jeune cavalière est la maîtresse de la montagne Boulanger, située près de Tachtagol.
La jeune fille tient un bol symbolisant la richesse spirituelle et l'abondance des montagnes de Chorie. Dans la coupe sacrée brûle le feu éternel, qui se reflète sur les ornements de la robe de l’écuyère. L'élan, vénéré par les habitants de la taïga depuis de nombreux siècles, symbolise la riche histoire de la terre de Chorie. Les légendes locales disent que les élans apportent non seulement le succès dans toutes les bonnes actions mais en outre qu’ils aident les personnes ayant de bonnes intentions, en les protégeant du mal. Les énormes bois de l’élan protègent la frêle jeune femme comme une armure alors que les fissures sur les bois témoignent de l'âge vénérable de l'animal.
A propos de ces fissures, on peut voir en regardant de près qu’elles consistent en des pétroglyphes dont on reconnaîtra certains motifs pour les avoir vus en Altaï, et notamment sur le site de Kalbak Tach que j’ai plusieurs fois fait visiter…
Est-ce que je pourrai encore le faire visiter à nouveau ?…
L’animal sauvage porte et protège la jeune femme tandis que la jeune femme garde et défends le bol, dans lequel brûle le feu qui purifie des troubles et des malheurs. Certains parlent de ces montagnes comme de la Suisse sibérienne. Le monument en est donc devenu le symbole. Le monument symbolise le lien entre le passé et le présent des monts de Chorie, ainsi que l'hospitalité de cette région pittoresque. Il s’avère qu’en ce moment je faisais l’objet de cette hospitalité…
L ’auteur de la sculpture est Dachi Namdakov, un célèbre sculpteur et bijoutier russe. Dans son œuvre, le sculpteur a tenté d'exprimer, à travers une forme monumentale, les idées des habitants des monts de Chorie sur la beauté et la grandeur de leur terre. S’inspirant de leurs légendes et des paysages pittoresques de la taïga, Dashi a dessiné une esquisse du monument en une soirée ! Les travaux ont commencé en 2010, après l'approbation du croquis par le gouverneur de l'Oblast de Kemerovo. Une technique de moulage spéciale a été utilisée. Un travail aussi fin, avec ses incursions, ne pouvait être réalisé qu'en Italie. La sculpture a donc été coulée en bronze dans l'atelier de Massimo Dell'Chiaro, dans la ville de Pietrasanta. Le monument est décoré de patines artistiques et de dorures. La taille de la sculpture est impressionnante : sa hauteur et sa longueur dépassent les six mètres, et elle pèse plus de cinq tonnes. Les Italiens ont tellement aimé la Chorie d’Or qu'ils ont demandé de la garder un certain temps afin d'organiser une exposition dans leur pays. Le monument a ensuite été démonté et envoyé par mer en Russie, pour être réassemblé à Tachtagol. C’est Dashi Namdakov qui a lui-même choisi l’emplacement. Un monticule de plus de quatre mètres de haut a été érigé dans le parc Tachtagol, et la berge de la rivière Kondoma a été aménagée.
La cérémonie d'ouverture a eu lieu le 11 novembre 2010, en présence du gouverneur de la région de Kemerovo et de l'auteur de la sculpture. Ce dernier a exprimé l'espoir que la Chorie d’Or devienne une amulette spéciale et "protège non seulement les monts de Chorie, mais aussi toute la région minière contre les troubles, les peines et les malheurs". J’ai appris un peu plus tard que le minerais de fer qui était extrait ici est un des meilleurs de Russie pour sa qualité. On comprend que cette richesse avait besoin d’une si impressionnante amulette !
Je suis rentré à pied vers le quartier de Lioubov. Pour célébrer mon départ je leur ai proposé de cuisiner le dernier repas. Je leur ai fait une quiche et une salade verte à la vinaigrette. J’ai regardé avec plaisir le petit Vadim se régaler d’un plat si exotique… Mon séjour se terminait et, au loin, la menace montait de la séparation des mondes…